Il fut l’empereur le plus insupportable, le plus fascinant et le plus dérangeant que Rome ait jamais porté. Héliogabale n’était pas un souverain : c’était un cauchemar éveillé, une provocation faite homme, une déchirure dans l’ordre romain. À quatorze ans, il monta sur le trône, auréolé du parfum des temples d’Orient, et déjà, derrière son visage enfantin, brillait la lueur trouble du délire. Rome ne sut jamais comment réagir à lui. Héliogabale n’administrait pas, il jouait. Il transformait le pouvoir en spectacle, le sacré en jeu cruel. Dans ses palais saturés d’or, de soie et d’encens, il effaçait les hiérarchies, confondait les rôles, renversait les symboles. Le Sénat devait s’agenouiller devant son dieu solaire, Élagabal, pendant que l’empereur, maquillé, paré comme une idole, ordonnait des cérémonies où la religion, la luxure et la folie se confondaient dans une même extase.
Sa cour n’était plus un gouvernement, mais un théâtre du vice. On n’y parlait plus de lois, mais de parfums, de bijoux et de caresses. Les banquets duraient jusqu’à l’aube, et nul ne savait si les rires qui s’élevaient des salles venaient de la joie ou de la peur. Héliogabale se délectait de l’humiliation des puissants, de la soumission qu’il lisait dans les yeux de ceux qu’il couvrait de faveurs avant de les anéantir. Il offrait des fortunes soudaines puis les reprenait, distribuait des titres impériaux comme on distribue des fleurs vénéneuses. Il avait la réputation de laisser libre cours à ses pulsions sexuelles et il séduisait de nombreux amants des deux sexes. "Il n'a jamais eu de rapports sexuels avec la même femme deux fois, sauf avec sa femme" ... "À une occasion, il rassembla toutes les prostituées de la ville sur le Forum et apparut devant elles en costume de femme et avec la poitrine saillante. Il harangua ensuite la foule assemblée comme s'il donnait des ordres à des soldats. Il leur enseigna des pratiques sexuelles, leur promettant de généreux prix s'ils se conformaient à ses singulières exigences." ... "Il demanda à ses serviteurs de parcourir les rues et les ports à la recherche d'hommes particulièrement virils"
Tout en lui dérangeait : sa voix douce, son regard trop fixe, sa manière de parler aux dieux comme à des complices. Il brouillait les genres, les rangs, les repères. Un jour, il se présentait en prêtre, le lendemain en impératrice. Le pouvoir était son miroir, et dans ce miroir, Rome voyait son propre visage se décomposer. Les chroniqueurs anciens ont sans doute exagéré. Mais même exagérée, la légende d’Héliogabale dit quelque chose de terrible : la rencontre entre la pure innocence et la corruption totale. Un adolescent enfermé dans un empire en déclin, découvrant qu’il pouvait tout, et choisissant de tout profaner.
Son règne, quatre années de vertige, se termina comme une punition divine. L’armée, écœurée, se retourna contre lui. La mort d’Héliogabale fut violente, expéditive, presque rituelle. Il fut empalé "pour que sa mort soit en concordance avec sa vie". Son cadavre, privé d’honneur, jeté dans les eaux du Tibre, symbolisait la volonté de Rome d’oublier ce qu’elle avait vu : un dieu vivant devenu son propre blasphème.
Mais l’oubli n’est jamais total. Car Héliogabale, malgré tout, hante encore l’imaginaire. Il incarne la beauté qui se corrompt, la jeunesse qui se perd dans l’excès, l’absolu qui tourne à la démence. Antonin Artaud le voyait comme une figure du désordre cosmique, Salvador Dalí comme un prophète de la destruction par le plaisir.

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