Dans les plis escarpés des Balkans, au détour des sentiers oubliés de la transhumance, vivent ou ont vécu des peuples dont on parle peu : les Valaques. Tantôt perçus comme Roumains errants, tantôt comme simples bergers montagnards, les Valaques sont en réalité les descendants d’un monde disparu, celui des populations romanisées des Balkans. Leur histoire, souvent reléguée à la marge, mêle migrations, traditions orales, résistance culturelle, et un étonnant lien à la langue latine.
Le terme "Valaque" vient du mot germanique Walhaz, utilisé au Moyen Âge pour désigner les peuples latinophones dans un environnement majoritairement slave ou grec. En grec, Vlachoi, en serbo-croate Vlaši, en albanais Vllehët, autant de variantes pour désigner ces communautés éparses, vivant souvent dans les hauteurs. Si les Roumains sont les plus connus des descendants des Valaques, il en existe bien d'autres, dispersés dans les confins montagneux : les Aroumains (ou Macédo-roumains), les Méglénites et les Istro-roumains. Ces peuples ont conservé un parler directement issu du latin vulgaire. À l’écart des grands centres d’influence, ils ont bâti une culture semi-nomade, attachée à la terre mais toujours en mouvement. Leur histoire commence à l’époque romaine, se prolonge au Moyen Âge, puis se disperse avec l’émergence des États-nations.
Les Valaques furent d’abord des bergers. Leur mode de vie était calqué sur la transhumance, ce va-et-vient saisonnier entre pâturages d’altitude en été et vallées plus douces en hiver. Cette mobilité constante a façonné leur rapport au territoire : les familles vivaient dans des katuns (villages d’été), déplaçaient leurs troupeaux sur des centaines de kilomètres, et s’installaient temporairement dans les plaines grecques ou albanaises. Une anecdote fameuse rapporte qu’au XIXe siècle, des voyageurs autrichiens furent stupéfaits de rencontrer en Épire un vieil homme au visage tanné par le soleil qui récitait, dans un latin approximatif, des prières héritées de ses aïeux. Ce latin de montagne, dit-on, "avait survécu là où les Romains eux-mêmes avaient disparu".
Privés d’un État, souvent sans école, les Valaques ont transmis leur culture à l’oral : chants, contes, proverbes, récits mythiques. Chez les Aroumains, les cântice bătrâneşti (chants des anciens) racontent l’histoire de héros pastoraux et de bergers amoureux. Le costume traditionnel, richement orné, le tissage de laine et la cuisine (fromages fumés, plats à base de maïs) sont autant de témoins d’une vie rude mais digne. L’écrivain aroumain Nicolae Saramandu disait : "Les Valaques n’ont jamais eu d’armée, ni de roi. Mais ils ont eu des chants. Et parfois, cela suffit pour exister".
La modernité a été brutale pour les Valaques. En Grèce, ils furent parfois considérés comme "Grecs de montagne" à assimiler. En Albanie, tolérés sans jamais être reconnus. En Bulgarie ou en Serbie, leur présence a été marginalisée. Seule la Roumanie a manifesté un intérêt durable – parfois intéressé – pour ces "cousins éloignés", allant jusqu’à créer des écoles aroumaines dans les années 1860 à Bitola ou Moscopole. Mais cette reconnaissance reste ambivalente. Beaucoup d’Aroumains refusent l’idée d’être simplement des Roumains hors frontières. Leur identité, disent-ils, est à part entière. "Nous sommes les enfants du loup et de la brebis", déclare un proverbe aroumain, énigmatique façon de dire qu’ils sont faits de paradoxes et de résistances. Aujourd’hui, les langues valaques sont en danger. L’istro-roumain, parlé en Istrie (Croatie), compte moins de 200 locuteurs. Le mégléno-roumain a presque disparu. L’aroumain survit mieux, surtout en Macédoine du Nord et en Albanie, mais il est rarement transmis aux jeunes générations. Pourtant, des festivals culturels renaissent, des ONG œuvrent pour la sauvegarde de la langue, et des documentaires commencent à circuler. On voit même fleurir des pages TikTok et Instagram dédiées aux danses ou à l’humour aroumain. Comme un dernier souffle d’orgueil montagnard.
Les Valaques sont à la croisée des identités, entre passé latin et avenir incertain. Ils n’ont jamais formé un État, ni écrit une histoire officielle. Mais ils témoignent d’une Europe complexe, multiple, où même les peuples oubliés ont laissé une empreinte.
Dans les villages de pierre des Pindes ou les pâturages oubliés des Balkans, on entend encore, parfois, une langue douce aux accents anciens. C’est celle des Valaques. Et tant qu’elle sera parlée, fût-ce par un vieil homme sur son âne, l’histoire ne sera pas finie.
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