Entre la mer de Chine méridionale et les montagnes de l’Annam, un royaume aujourd’hui presque effacé de la mémoire collective a pourtant brillé pendant plus de mille ans. Le royaume de Champa, berceau de la civilisation Cham, s’est développé dans le sud du Vietnam actuel entre le IIᵉ siècle et le XIXᵉ siècle. Ce peuple, d’origine austronésienne, a bâti une culture raffinée, fortement influencée par l’Inde, tout en conservant des traits distinctifs puissants. Commerce maritime, temples en briques rouges, culte de Shiva, conflits incessants avec les empires voisins : l’histoire cham est dense, mouvementée, et pourtant trop souvent ignorée dans les récits asiatiques classiques. Cet article propose de redécouvrir ce royaume oublié, dont les ruines silencieuses témoignent encore d’un passé flamboyant.
Le royaume de Champa naît officiellement vers 192 après J.-C., lorsque le chef local Sri Mara fonde un État indépendant au sud de l’empire chinois Han. Mais les origines du peuple cham sont plus anciennes, des populations austronésiennes auraient peuplé cette région dès 1500 avant notre ère, venues probablement des Philippines ou de Bornéo. Très tôt, les Chams développent des contacts commerciaux et culturels avec l’Inde, d’où ils tirent leur religion, leur art, leur système politique et même leur écriture. Le royaume n’est pas un État centralisé : il s’agit d’une confédération de principautés plus ou moins autonomes, avec des capitales successives telles que Simhapura, Indrapura, puis Vijaya. Chaque Cité-État possède ses temples, ses rois, et ses armées. Cette organisation souple permet une résilience face aux invasions, mais génère aussi des conflits internes.
La position du Champa, le long de la côte sud-est asiatique, en fait un acteur clé des échanges maritimes entre l’Inde, la Chine, l’Indonésie et plus tard le monde islamique. Les ports cham accueillent marchands, ambassadeurs, moines et pirates. Ils exportent bois précieux, ivoires, épices, résines, esclaves et produits artisanaux. En retour, ils importent textiles, métaux, objets de luxe, et idées religieuses. Mais le royaume est loin d’être un havre de paix. Il est régulièrement en guerre contre ses voisins la Chine des Tang, l’Empire khmer du Cambodge, et surtout le Dai Viet, ancêtre du Vietnam moderne. Les Chams lancent des raids jusqu’à la capitale vietnamienne Thang Long (Hanoï), tandis que les Vietnamiens répliquent par des campagnes militaires féroces. La plus décisive survient en 1471, lorsque l’empereur vietnamien Lê Thanh Tong s’empare de Vijaya et massacre ou déporte des dizaines de milliers de Chams. Cet événement marque le début d’un lent déclin politique.
L’héritage culturel cham est l’un des plus riches d’Asie du Sud-Est. Sur le plan religieux, le royaume adopte très tôt l’hindouisme, en particulier le culte de Shiva. Des temples impressionnants sont construits en briques, souvent dans des lieux montagneux ou sacrés. Le plus célèbre est My Son, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, considéré comme le pendant vietnamien d’Angkor. Les temples sont ornés de sculptures en grès représentant des divinités hindoues, des apsaras (nymphes célestes), des animaux mythologiques, et des scènes épiques tirées du Mahabharata. Certains sites révèlent aussi une influence bouddhique, notamment au moment où les rois cherchent à élargir leur base religieuse. Un mystère persiste autour de la couleur rouge caractéristique des briques utilisées dans les temples cham, notamment à My Son. Ces édifices présentent une teinte chaude et uniforme, presque lumineuse, qui résiste remarquablement au temps et à l’humidité tropicale. Les archéologues ne sont toujours pas certains de la composition exacte du mortier ou des liants utilisés. Contrairement aux constructions modernes, aucune trace visible de liant n’est décelable entre les briques, ce qui renforce l’énigme. Certaines théories suggèrent un procédé de cuisson post-construction ou l’utilisation de résines végétales aujourd’hui disparues. Cette maîtrise technique, encore inégalée dans la région, ajoute une couche de mystère à l’art architectural cham. La musique et la danse cham jouent également un rôle essentiel. De nombreux instruments traditionnels sont encore utilisés aujourd’hui. Les textiles cham, faits à la main, présentent des motifs complexes hérités de cette période ancienne.
À partir du XVIᵉ siècle, le royaume de Champa perd la quasi-totalité de son territoire. Les derniers vestiges d’indépendance cham disparaissent au XIXᵉ siècle, lorsque l’empereur vietnamien Minh Mang impose une assimilation forcée des populations non vietnamiennes. Les Chams sont dépossédés, déplacés, souvent discriminés. Cependant, la culture cham ne disparaît pas. Elle se transforme. Une partie des Chams se réfugie au Cambodge et en Thaïlande. Certains se convertissent à l’islam, probablement sous l’influence des marchands malais et arabes. D’autres conservent des rites hindouistes anciens. Aujourd’hui, on distingue deux grands groupes : les Chams hindouistes (surtout au Vietnam) et les Chams musulmans (principalement au Cambodge).Cette dualité religieuse, étonnante, illustre la capacité d’adaptation de ce peuple, mais aussi les nombreuses influences qu’il a absorbées au fil des siècles.
Bien que la plupart des Vietnamiens connaissent peu l’histoire cham, des traces sont partout : dans les ruines des temples, dans la toponymie, dans les musées, et dans certaines fêtes locales. Le site de My Son, souvent comparé à un "mini-Angkor", est une vitrine touristique majeure, bien que fragilisée par le temps et les bombardements américains pendant la guerre du Vietnam. Le Musée Cham de Da Nang, fondé par les Français au début du XXᵉ siècle, abrite l’une des plus riches collections d’art cham au monde. Quant aux Chams contemporains, ils forment une minorité de plus de 100 000 personnes, dont certaines communautés continuent à pratiquer leurs danses, cultes et artisanats traditionnels.
Enfin, quelques anecdotes historiques méritent d’être signalées. Marco Polo, lors de son voyage en Asie, évoque le royaume de Champa comme un État prospère et très différent de la Chine. Des chroniqueurs arabes médiévaux parlent aussi d’un "royaume des femmes" à Champa, où les reines auraient parfois dirigé des cités. Et selon certaines légendes, les Chams auraient envoyé une ambassade jusqu’en Perse au IXᵉ siècle.
Longtemps éclipsé par la puissance khmère ou la montée du Vietnam, le royaume de Champa reste un exemple fascinant de syncrétisme culturel, de résilience politique et de raffinement artistique. Ses temples oubliés, sa langue presque disparue, mais aussi ses descendants encore présents aujourd’hui, racontent une autre histoire de l’Asie du Sud-Est : celle d’un peuple marin, ouvert aux influences, et profondément attaché à ses croyances et à sa culture. Redécouvrir la civilisation Cham, c’est rendre justice à un chapitre oublié de l’Histoire, et mieux comprendre les racines culturelles du Vietnam moderne.