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1 mai 2025

Santé : Les épidémies de peste







  Depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, la peste a marqué l’histoire de l’humanité par des vagues de terreur et de désolation. Cette maladie infectieuse, provoquée par la bactérie "Yersinia pestis", transmise essentiellement par les puces de rongeurs, a fauché des dizaines de millions de vies, bouleversé les sociétés, et modifié le cours des civilisations. Plus qu’un simple fléau biologique, la peste est un miroir des peurs collectives, des limites de la médecine, mais aussi de la résilience humaine. Étudier les épidémies de peste, c’est plonger au cœur de notre passé collectif pour mieux comprendre comment les sociétés affrontent l’invisible, et comment, parfois, la peur peut devenir un moteur de transformation profonde.


  Trois grandes pandémies ont particulièrement laissé une empreinte durable : la peste de Justinien au VIe siècle, la peste noire du XIVe siècle, et la troisième pandémie à l’époque coloniale. Chaque résurgence a engendré des réponses diverses, qu’elles soient médicales, religieuses ou politiques, révélant autant les connaissances que les croyances d’une époque.

  La première grande pandémie documentée est la peste de Justinien (de 541 à 750 après JC), elle apparaît à Péluse en Égypte avant de gagner Constantinople en 541, sous le règne de l’empereur Justinien. Selon l’historien Procope, la maladie aurait tué jusqu’à 10 000 personnes par jour dans la capitale byzantine. Elle se propagea dans l’ensemble du bassin méditerranéen durant près de deux siècles, par vagues successives. Cette peste affaiblit considérablement l’Empire byzantin, ralentit ses ambitions de reconquête de l’Occident, et contribua à la fragmentation économique de l’Antiquité tardive.

  La seconde (de 1347 à 1352) est probablement partie d’Asie centrale. En 1346, lors du siège de Caffa (une colonie génoise en Crimée), les armées mongoles infectées par la peste auraient catapulté des cadavres pestiférés par-dessus les murs de la ville pour contaminer les habitants. Les marchands génois fuyant le siège ramenèrent la peste en Europe via les ports méditerranéens comme Messine, Marseille et Gênes. C’est un des tout premiers cas documentés de guerre biologique. En cinq ans, elle tua entre 30 % et 50 % de la population européenne. La maladie se propageait rapidement, portée par les rats et les puces, mais aussi sous forme pulmonaire, hautement contagieuse. Cette pandémie a profondément marqué la mémoire collective. Elle entraîna un effondrement démographique, une réorganisation sociale (pénurie de main-d’œuvre, montée des salaires), une crise religieuse (perte de confiance envers l’Église), et une recrudescence des persécutions (notamment contre les juifs, accusés d’avoir empoisonné les puits).

  Du XVIe au XVIIIe siècle, la peste continue de frapper l’Europe. Des villes comme Milan (1630), Londres (1665) et Marseille (1720) sont durement touchées. À Marseille, la peste aurait tué près de 40% des habitants. Ces épisodes incitent les autorités à développer des systèmes de quarantaine, des lazarets (hôpitaux d’isolement), et des mesures d’hygiène publique. 

  La troisième pandémie à commencé en 1855. Moins connue, cette dernière grande vague débute dans la province du Yunnan en Chine et se propage mondialement via les ports coloniaux comme Hong Kong ou Bombay. Elle tue environ 12 millions de personnes, principalement en Inde et en Chine. C’est à cette époque que la science moderne identifie enfin le germe responsable (Yersinia pestis, isolée en 1894 par Alexandre Yersin à Hong Kong). Cette pandémie marque le début de l’épidémiologie moderne et de la lutte rationnelle contre la peste, avec les premiers sérums, les études sur les puces, et les campagnes de dératisation.


  La peste, maladie bactérienne causée par Yersinia pestis, se manifeste sous plusieurs formes, chacune ayant ses caractéristiques propres et sa gravité. Les plus connues sont la peste bubonique, la peste septicémique et la peste pulmonaire. La peste bubonique, est la forme la plus courante, transmise par la piqûre de puces infectées vivant sur des rongeurs. Après une incubation de 2 à 6 jours, le malade présente une fièvre soudaine, des frissons, des maux de tête, une grande faiblesse et surtout l’apparition de bubons, ces ganglions enflés et douloureux (souvent à l’aine, aux aisselles ou au cou). Sans traitement, la mortalité est d’environ 50 %. C’est cette forme qui a causé la majorité des morts durant la Peste noire. La peste septicémique est la plus radicale. Elle peut découler de la forme bubonique ou survenir directement. La bactérie envahit la circulation sanguine, provoquant une septicémie fulgurante. Les symptômes incluent fièvre élevée, douleurs abdominales, hémorragies cutanées (la peau devient noire, d’où le nom “peste noire”), choc et coma. Elle évolue très rapidement, souvent en moins de 24 heures, avec un taux de mortalité proche de 100 % sans traitement. Enfin, la peste pulmonaire est la plus rapide, elle touche les poumons et se transmet d’homme à homme par voie aérienne (gouttelettes). Après une incubation très brève (quelques heures à 2 jours), elle provoque une forte fièvre, une toux sanglante, des douleurs thoraciques et une respiration difficile. Extrêmement rapide et létale, elle peut tuer en moins de deux jours si elle n’est pas traitée immédiatement.

  Les témoignages d’époque abondent. Boccace, dans le Décaméron, ou Guy de Chauliac, médecin de la papauté à Avignon, décrivent des morts subites, des corps couverts de bubons noirs et des personnes tombant mortes dans la rue après une toux sanglante. Cette brutalité alimentait les paniques collectives et les interprétations religieuses ou surnaturelles.


  Avant la découverte des bactéries, les médecins médiévaux expliquaient la peste par un déséquilibre des humeurs, la corruption de l’air (miasmes), ou la punition divine. Les remèdes étaient souvent inefficaces comme les saignées, l'ingestion de potions, les fumigations, ou le port d'amulettes protectrices. Certains médecins portaient des vêtements spéciaux et le célèbre masque à bec, rempli d’herbes aromatiques censées filtrer l’air. Cette figure est devenue l’un des symboles les plus marquants des épidémies. 


  La peste étant vue comme un châtiment divin, la religion joua un rôle central. On organisait des processions de pénitence, des prières collectives, et des jeûnes. Les confréries de flagellants, qui se fouettaient publiquement pour expier les péchés du monde, apparurent dans toute l’Europe. Mais ces manifestations provoquaient souvent davantage de panique... et parfois, la propagation de la maladie. En période de crise, les sociétés cherchent des coupables. Les juifs furent fréquemment accusés d’avoir empoisonné les puits, ce qui entraîna des massacres dans de nombreuses villes. Les lépreux, les étrangers, ou les mendiants furent aussi persécutés. La peur de l’inconnu alimentait les violences.


 C’est au cours des pandémies modernes que des réponses plus rationnelles émergèrent. Venise institua dès le XIVe siècle des quarantaines ("quaranta giorni", quarante jours) pour les navires et les voyageurs. Des lazarets, hôpitaux d’isolement souvent situés sur des îles, furent créés. À Marseille en 1720, l’intendant Chevalier Roze organisa des cordons sanitaires, des enterrements massifs, et fit brûler les vêtements infectés. Lors de cet épisode de peste à Marseille, des mesures radicales furent prises. Certains navires suspects furent incendiés dans le port, et les vêtements des morts étaient brûlés dans des fosses à chaux. On fabriquait aussi des murailles sanitaires autour des quartiers contaminés. Le Chevalier Roze, célèbre pour son courage, fit transporter à la main des cadavres infectés qu’on refusait de toucher, risquant sa vie pour éviter la panique. La peur de la contagion bouleversa les relations humaines : les gens fuyaient les villes, refusaient de s’occuper de leurs proches malades, les prêtres et médecins manquaient. Les chroniques racontent comment les vivants abandonnaient les mourants, et comment les cadavres s’amoncelaient sans sépulture. L’idée même de solidarité semblait mise en pause.


  Les épidémies de peste ne se sont pas contentées de faire des ravages immédiats, elles ont profondément transformé les sociétés, accélérant certains changements et en amorçant d’autres. Leur impact s’est fait sentir sur le plan démographique, économique, social, culturel et même philosophique. La Peste noire, en particulier, a causé la mort de 75 à 200 millions de personnes à l’échelle mondiale, dont au moins 25 millions rien qu’en Europe. Dans certaines régions, la population chuta de moitié. Des villages furent abandonnés, des terres restèrent en friche, et des familles nobles ou dynasties urbaines disparurent entièrement. La raréfaction de la main-d’œuvre entraîna une hausse des salaires, une redistribution des terres, et une remise en question de la structure féodale. Les seigneurs furent contraints de mieux traiter les paysans pour les retenir, contribuant à la lente érosion du servage en Europe occidentale. Certaines villes connurent un sursaut économique dans les décennies qui suivirent, profitant de la réorganisation sociale. La peste ébranla la foi de nombreux croyants. Devant l’impuissance de l’Église à protéger les fidèles, certains se détournèrent de la religion traditionnelle, d’autres se réfugièrent dans des mouvements mystiques ou apocalyptiques. Cette crise de confiance ouvrit la voie à des critiques religieuses plus radicales aux siècles suivants, jusqu’à la Réforme.


  La confrontation brutale à la mort favorisa le développement d’une culture macabre : dans l’art, apparaissent les danses macabres, les memento mori, et les représentations obsédantes de squelettes et de cadavres. La littérature se teinte de réflexions sur la fragilité de la vie. L’obsession de la mort devient un thème central dans la pensée médiévale et renaissante. À Lübeck (Allemagne), un artiste inconnu peignit au XVe siècle une immense fresque murale appelée "Totentanz" (danse des morts) représentant des squelettes entraînant dans une ronde macabre des personnes de toutes conditions sociales, du pape au mendiant. Cette vision artistique voulait rappeler que la peste ne faisait aucune distinction, frappant riches et pauvres. Ce motif s’est répandu dans toute l’Europe.


  À partir de la Renaissance, les autorités laïques et médicales prennent une place croissante dans la gestion des crises sanitaires. Les quarantaines, les inspections de santé, les registres de mortalité et les systèmes hospitaliers se développent. Cela marque un tournant : l’État commence à s’impliquer dans la santé publique, un principe qui prendra toute son ampleur aux XIXe et XXe siècles.


  Si la peste évoque pour beaucoup une maladie du passé, elle n’a jamais totalement disparu. Aujourd’hui encore, Yersinia pestis circule dans plusieurs régions du globe, et sa résurgence occasionnelle rappelle que les grands fléaux sanitaires ne sont jamais vraiment éradiqués. La peste est toujours endémique dans certaines zones, notamment à Madagascar, au Turkménistan, en République Démocratique du Congo, en Mongolie, en Chine ou dans le sud-ouest des États-Unis (Nouveau-Mexique, Arizona). Chaque année, quelques centaines de cas sont recensés par l’OMS. Si les traitements antibiotiques permettent aujourd’hui d’en venir à bout dans la majorité des cas, un diagnostic tardif peut encore être fatal. L’urbanisation rapide, le dérèglement climatique, et la mondialisation peuvent favoriser la réapparition de foyers infectieux. Des conditions sanitaires dégradées ou des mouvements de population liés à des conflits peuvent créer un terrain propice. Par ailleurs, certaines souches résistantes aux antibiotiques inquiètent les experts de santé publique. La peste a laissé un héritage profond dans nos institutions sanitaires : quarantaines, signalements obligatoires, premiers lazarets, puis hôpitaux modernes. Elle a contribué à l’émergence d’un rôle médical de l’État et à l’idée de santé publique. Dans la psyché collective, elle reste une métaphore puissante du mal invisible, de la peur collective, de la vulnérabilité humaine.


  La peste n’est pas seulement une tragédie historique, elle est un miroir. Elle reflète nos peurs, nos solidarités, nos erreurs, nos progrès. À chaque époque, elle a provoqué un choc qui a façonné les sociétés en profondeur. En la comprenant, on comprend mieux nos fragilités, mais aussi nos capacités d’adaptation. À l’heure où de nouvelles pandémies guettent, son histoire reste d’une troublante actualité.



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